La coïncidence des dates est quand même
hallucinante. Trente années, a quelques jours près, un autre avion est abattu
dans la même région par l'un des belligérants du conflit Irak- Iran.
Cette terrible coïncidence remet en cause la version de l'erreur humaine!
Dans les deux cas, un brillant diplomate Algérien,
Mohamed Seddik Benyehia, perdit la vie, alors qu'en 2020, plusieurs
Canadiens périrent dans des conditions nébuleuses.
Il y a exactement trente ans, le 3
mai 1982, disparaissait Mohamed Seddik Benyahia, dans l’explosion d’un avion
spécial en route vers Téhéran dans le cadre d’une médiation destinée à mettre
fin au sanglant conflit opposant l’Iran et l’Irak.
Source: Le
Matin DZ/Lesoirdalgérie :
La
guerre Iran-Irak, connue à Téhéran sous le nom de Guerre imposée ou Défense
sacrée, à Baghdad sous le nom de QÇ disiyyah
de Saddam, opposera les deux pays entre septembre 1980 et août 1988. Pour
l’essentiel, les grandes puissances, URSS comprise, étaient suspicieuses à
l’endroit de la République islamique iranienne, voyaient en l'Irak un pays qui
pourrait évoluer vers la laïcité et le modernisme, faire contrepoids à l'Iran.
C'est pourquoi elles ne s'opposent pas dans un premier temps à l'offensive
irakienne, allant jusqu'à la soutenir ensuite. Au total, les dépenses
militaires, pertes en produit intérieur brut et capitaux non investis auraient
dépassé 500 milliards de dollars pour les deux pays.
L’Iran estime
officiellement à 300 milliards de dollars le prix de la reconstruction de son
économie. L’Irak, pour sa part, l’évalue entre cinquante et soixante milliards
de dollars. Les estimations des pertes en vies humaines sont de 300 000 à plus
d'un million de morts iraniens et de 200 000 Irakiens. Un immense gâchis dont
les deux peuples auraient pu faire l’économie si l’appareil du médiateur
Benyahia n’avait pas été abattu, à l’entrée de l’espace aérien iranien, par un
missile irakien de fabrication soviétique. Une autre version indique que
l’avion, un Gulfstream II du gouvernement algérien avec quatorze personnes à
bord dont le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Seddik Benyahia, en
route pour Téhéran, fut abattu par un appareil MIG-25 de l'armée de l'air
irakienne. Au préalable, lors de la crise iranienne des otages, Benyahia avait
été l'artisan de la libération, en janvier 1981, des otages américains détenus
en Iran après la révolution iranienne en 1979.
Retour sur une jeunesse "remarquable"
L’homme aura marqué
ceux qui l’ont connu par sa modestie, sa discrétion, sa modération, son
érudition et de nombreuses autres qualités intellectuelles. "Le petit
Benyahia", comme aimaient à l’appeler ses compagnons, en raison de sa
corpulence fragile, suit une scolarité qui le conduit du collège de Sétif, où
il passera quatre ans, au lycée Bugeaud (l’actuel Emir-Abdelkader) à Alger.
"Sujet remarquable" pour ses maîtres, il enchaînera avec des
études de droit à l’Université d’Alger, avant de s’inscrire en 1953 au barreau
de la même ville. C’est à ce titre qu’il assurera, deux ans plus tard, la
défense de Rabah Bitat, écroué à la prison de Barberousse. Il en profitera pour
assurer les liaisons avec Abane Ramdane qui venait d’être élargi. En 1955, il
participe à la création de l’Union générale des étudiants musulmans algériens
avec Ahmed Taleb Al Ibrahimi et Lamine Khene et fut parmi les organisateurs de
la grève des étudiants algériens qui rejoignirent les rangs du Front de
libération nationale le 19 mai 1956. Il sera désigné, en août 1956, au Congrès
de la Soummam, membre suppléant du CNRA. A ce titre, celui qui a secondé Ahmed
Francis un temps sera coopté au poste de directeur du cabinet du président
Ferhat Abbas lors du 2e GPRA.
Depuis, le parcours
de Benyahia — né le 30 janvier 1932 à Jijel — croisera à plusieurs endroits
celui de Ferhat Abbas, lui aussi natif de Jijel (Taher). Son empreinte dans la
formation du jeune Benyahia ne peut être éludée puisque, en fin de parcours, il
en fit son directeur de cabinet lorsqu’il présidera le second GPRA à partir de
janvier 1960, avant de l’envoyer à Melun en juin 1960 comme porte-parole du
"groupe de Tunis" chargé de coordonner les positions avec les
"pensionnaires d’Aulnay". Dépourvu d’administration propre à
la tête du GPRA, Abbas ne réunit autour de lui qu’un cabinet d’une
demi-douzaine de collaborateurs parmi lesquels se distingue le jeune avocat de
vingt-huit ans qui a déjà fait le tour du monde pour assurer la représentation
du FLN au Caire, aux Nations unies (en 1957), à Accra (1958), à Monrovia
(1959), en Indonésie, à Londres et ailleurs. Le 21 juin 1960, le GPRA envoie
trois émissaires, Mohamed Benyahia, Hakimi Ben Amar, Ahmed Boumendjel, pour
rencontrer à Melun le général Robert de Gastines (officier de cavalerie), le
colonel Mathon (cabinet militaire de Michel Debré) et Roger Moris (ancien
contrôleur civil au Maroc) qui doivent préparer de futurs entretiens de
Gaulle-Ferhat Abbas. Mais la délégation réclame des rencontres au niveau le
plus officiel, un entretien avec les prisonniers d’Aix, notamment Ahmed Ben
Bella, une liberté de manœuvre vis-àvis de la presse et les ambassades
étrangères, une plate-forme officialisant les contacts (1). Les deux hommes
avaient, et garderont, plus d’un trait commun : une intégrité à toute épreuve,
un esprit libéral et pondéré. Il y eut Melun, puis le premier et le second
Evian. Benyahia est toujours là.
Dans une récente
contribution consacrée aux accords d’Evian, Daho Ould Kablia (2) le signale
comme particulièrement actif, au centre du dispositif, à partir de la fin de
l’année 1961. Le 28 octobre 1961, avec Redha Malek, il rencontre secrètement De
Leusse et Chauyet pour obtenir de substantielles concessions : "Quelques
progrès sont enregistrés. Mais les Algériens insistent sur la libération des
cinq détenus (les prisonniers d’Aix : Boudiaf, Ben Bella, etc. ndlr), ou à tout
le moins, la possibilité de les rencontrer. Des assurances leur sont données à
cette fin." Le 8 novembre de la même année, les mêmes émissaires se
retrouvent et échangent des documents se rapportant à quatre dossiers : la
nationalité, le statut de l’armée française et le calendrier de son retrait, le
régime transitoire et les bases aériennes françaises au Sahara et au centre de
Reggane. Plus tard, le 9 décembre 1961, De Leusse est accompagné de Joxe pour
retrouver Benyahia et Dahlab. A l’issue de la rencontre Benyahia est autorisé à
rendre visite à Ben Bella. "Cette visite fait évoluer les choses",
commente Daho Ould Kablia. Albert Paul Lentin, qui a suivi de près les
négociations d’Evian, le décrit ainsi : "Ce jeune renard aux traits
aigus et à l’œil futé se distingue non seulement par une astucieuse subtilité,
mais par une volonté de fer. Efficace et avisé, il va de l’avant, en dépit de
sa santé chancelante et il se fraie son chemin coûte que coûte, à force de
prudente ténacité et de dynamisme contrôlé." Avant que notre pays ne
recouvre sa souveraineté, il fut encore chargé de présider la réunion du CNRA à
Tripoli (Libye) en 1962. Il y présidera la commission de sondages, avant de
déplorer l’incurie des congressistes et de déposer sa démission et celle de ses
deux collègues. Benyahia, qui connaissait par cœur les poèmes de Jacques Prévert,
souffrait du mépris qu’affichaient les nouveaux maîtres de l’Algérie à
l’endroit des "diplômés" et de la "chasse aux
sorcières" qui leur était faite — le Bureau politique du FLN ne
comprenait aucun diplômé et leurs candidatures à l’Assemblée constituante désignée
par le Bureau politique étaient systématiquement écartées. Il prendra du recul
en s’exilant comme ambassadeur à Moscou et à Londres.
Un ministre d’exception
Il occupera son
premier poste ministériel de l’Algérie indépendante à la tête de l’information
et de la culture (octobre 1966). A ce poste, de 1967 à 1971, l’Algérie lui
doit, notamment, le succès éclatant du premier et dernier Festival panafricain
de la culture et de la jeunesse qui vit les rues d’Alger vibrer aux rythmes de
Myriam Makeba chantant Africa et Manu Dibango glorifiant "Moretti"
en 1969. A l’enseignement supérieur, poste qu’il occupe de juillet 1971 à 1977,
il est notamment l’artisan de la réforme et de la démocratisation du secteur,
avant d’œuvrer à fédérer les organisations estudiantines dans le cadre commun
de l’UNJA, unies dans l’action commune (même si les visions et les desseins des
uns et des autres demeuraient divergents). A l’enseignement supérieur, il y
fait aboutir une profonde réforme de l’Université algérienne : cinq ans plus
tard, le temps que les choses mûrissent, à partir de 1976 l’Algérie formera un
millier de médecins, autant de scientifiques, etc. Dans le même temps, il
arrive l’institution universitaire au train des transformations sociales.
Le 12 juillet 1973,
à l’adresse des étudiants volontaires, en présence du chef de l’Etat, les
propos sont empreints de gramscisme : "Votre présence prouve que vous
refusez l‘université bourgeoise, l’université citadelle, que vous rejetez
l’extraterritorialité culturelle pour rentrer dans le pays réel." Jean
Leca et Jean-Claude Vatin voient dans cette position un "mixage des termes
marxistes (université bourgeoise), nationalistes (extraterritorialité), voire
franchement traditionalistes (le "pays réel")" (3). L’avocat, issu
des couches aisées citadines de Jijel, a bien rompu avec ses intérêts originels
pour se mettre au seul service de ceux des couches les plus défavorisées et
qui, au demeurant, ont le plus donné pour la Révolution. Plus tard, son nom
sera étroitement associé à la rédaction de la sacro-sainte Charte nationale et
de l’ordonnance mythique portant révolution agraire, deux textes fondateurs
d’un "socialisme spécifique" soucieux de concilier la
dimension sociale de l’Etat projetée par le Congrès de la Soummam (elle se réduira
vite à une forme rentière et distributive du pouvoir) et une identité nationale
construite autour de l’Islam, religion du peuple et de l’Etat. Quelques-uns de
ses proches collaborateurs encore en vie rapportent sa réaction à la traduction
arabe usuelle des rapports sociaux par "l’exploitation de l’homme par
son frère l’homme". Il réfutait la fraternité qui pouvait lier
l’exploité à l’exploiteur !
Aux Finances
(1977-1979), et aux Affaires étrangères (1979 à sa mort), il s’illustra dans le
dénouement de l’affaire des otages de l’ambassade américaine à Téhéran en 1981
avant de reprendre son bâton de pèlerin de la paix en qualité de chargé d’une
mission de bons offices entre l’Irak et l’Iran. Mohamed Seddik Benyahia a été
l'artisan de la libération en janvier 1981 des otages américains détenus en
Iran après la révolution iranienne en 1979. Il est mort au-dessus de la
frontière entre l'Iran et la Turquie le 3 mai 1982 et avec lui une délégation
du MAE composée de 15 cadres, son avion ayant été abattu par un tir de missile
dont l'Irak est, sans l’ombre d’un doute, responsable. D’année en année, les
conditions de sa disparition livrent, en effet, de plus en plus leurs mystères,
et l’accumulation des faits autorise à privilégier la piste irakienne dans la
responsabilité de l’attentat. Peu de temps avant l’incident, le 17 avril 1982,
Saddam Hussein avait reçu le chef de la diplomatie algérienne mais aucun
compte-rendu ne rend compte de la teneur de leurs entretiens. On sait, par
contre, que le leader irakien avait déchiré, en direct à la télévision, le
texte des accords de paix conclus avec le shah d’Iran à Alger en 1975. Outre
qu’ils devaient souder le front des pays producteurs et exportateurs de
pétrole, ces accords avaient mis fin au conflit opposant Baghdad et Téhéran à
propos de Chott El Arab, à l’endroit où le Tigre et l’Euphrate se jettent dans
le golfe Persique. Tactiquement, Saddam en tira grand profit ; il pouvait
museler la rébellion kurde soutenue par l’Iran au Nord et provoquer la fuite de
Barzani contre si peu : astreindre Khomeiny, alors réfugié chez lui, à se
taire.
Le panarabisme du
Baâth irakien et ses prétentions au leadership arabe ne devaient par ailleurs
souffrir aucune contestation, ni de concurrence. Or, la médiation algérienne
avait toutes les chances de réussir : elle était assise sur un bon dossier et
conduite d’une main de maître. De plus, Saddam ne pouvait sincèrement et
durablement se départir de sa conviction qu’un Arabe ne peut pas arbitrer un
conflit entre un Arabe et un non-Arabe, convaincu qu’il était que «l’ennemi
d’un pays Arabe est l’ennemi de tous les Arabes».
La piste irakienne
L’attitude des
responsables irakiens de l’époque ne concourt donc pas à les disculper. Loin de
là. Ils se contentèrent de rejeter les accusations iraniennes dans un
communiqué des plus sommaires. Même feu Bachir Boumaza, ex-président du Conseil
de la Nation, dont on ne peut douter de l’amitié sincère qu’il portait au
régime de Saddam et de l’aversion qu’il ressentait pour les mollahs, avoue
"trouble" et "soupçon". Un détail l’intrigue
au point d’en faire part ouvertement à Tarek Aziz, le puissant chef de la
diplomatie irakienne : son absence aux funérailles de Benyahia ! "Je
comprends à vos questions que mes propos ne vous ont pas totalement convaincu",
lui avait alors déclaré Tareq Aziz. Boumaza conclut son compte-rendu de
l’entretien avec le responsable irakien par des propos quelque peu amers : «Même
si Baghdad arrivait à convaincre de sa bonne foi le gouvernement algérien, il
lui resterait à dissiper le malaise ressenti dans le public, même en Irak, à la
suite de double drame, la disparition de toute une équipe de médiateurs et,
avec eux, celle des espoirs de paix que leur voyage avait soulevés.» (4) Ahmed Taleb
Ibrahimi, successeur de Benyahia aux affaires étrangères, et qui avait pris le
relais de l’enquête sur les conditions de l’accident, est aujourd’hui encore
frappé par la froideur des réactions de Saddam au faisceau de preuves réunies
par les enquêteurs algériens. Le leader irakien ne lui opposa que distance et
silence. Or, qui ne dit rien consent. La piste iranienne est enfin suggérée par
Tareq Aziz lui-même. C’est ce qui fait d’ailleurs sa faiblesse. Elle repose sur
l’affirmation que le missile soviétique dont on a retrouvé des morceaux avec
l’épave de l’avion détruit était également fourni aux Iraniens par les Libyens,
les Syriens et les Coréens. L’accusation ne semble pas tenir. Quel intérêt ont
ces trois Etats à assassiner un médiateur que Khomeiny, habituellement
réfractaire, avait pourtant consenti à recevoir et à entretenir longuement ?
Ceux qui évoquent la piste syrienne indiquent que Damas avait intérêt à nourrir
la guerre et à voir son encombrant voisin s’y empêtrer, mais aucun fait matériel
ne vient asseoir leurs assertions.
Il reste la piste
israélienne. Elle repose sur trois indices : primo, l’assistance logistique et
technique d’Israël à l’Iran, plus particulièrement dans les secteurs
sophistiqués de l’aviation et des missiles (les Iraniens réussirent à obtenir
d'Israël des pièces détachées de chars M-48 et M-60) ; secundo, l’assassinat en
1948 d’un autre médiateur, le comte Bernadotte, et tertio, l’opposition
foncière de Tel-Aviv à toute paix qui permettrait à l’Irak de reconstruire son
potentiel économique et militaire et assoirait le pouvoir clérical de Téhéran.
En attendant que l’Histoire livre tous ses secrets, il revient à notre pays de
rendre à Benyahia toute la place qu’il mérite dans la glorieuse Histoire de la
construction de l’Etat (et non des pouvoirs étroits qui l’ont par moment pris
en otage, comme au temps du coup d’Etat). "On a englouti l’Histoire
pour effacer le nom des acteurs (…). Chez nous, l’hommage n’est rendu qu’aux
morts... Et pourtant, il est des morts qui dérangent et dont on craint l’ombre",
écrivait feu M’hamed Yazid, le 4 mai 1993, dans une évocation du souvenir de
Mohamed Seddik Benyahia. Il ne pouvait pas si bien dire.
Ammar Belhimer
Ce texte est une
version développée et enrichie d’une contribution- hommage publiée sous forme
de chronique du mardi, il y a un an.
Notes :
(1) Benjamin
Stora- Zakya Daoud : Ferhat Abbas, une autre Algérie, Casbah
Editions, 1995, pp. 330-331.
(2) Daho
Ould Kablia, Les Accords d’Evian : Contacts, négociations et
pourparlers algéro-français durant la lutte de libération nationale (1954-1962),
Conseil de la Nation, Alger 2011, pp. 9-31.
(3) Jean
Leca et Jean-Claude Vatin, L’Algérie politique : institutions et régimes,
Presses de la Fondation des sciences politiques, Paris 1975, p. 252.
(4) On
retrouvera un exposé détaillé de la version de Tareq Aziz dans le livre
de Bachir Boumaza, Ni émir ni ayatollah, pp. 276-277.